Comme un salaud de cowboy en vacances
Joseph s’était suicidé deux jours plus tôt. Il en avait marre qu’on l’appelle Joe, Joey, Joséphine, ou que sais-je encore. Joseph, court, efficace, six lettres. Alors le coup était parti tout seul, en plein dans la tempe.
Puis Joseph s’était levé, un peu au dessus de son corps habituel. A travers son souffle au vin nouveau, il avait alors semblé prononcer ses derniers mots.
- Il fallait pas me piquer mes lettres !
Une vitre avait claqué dans l’expression et Joseph avait disparu pour de bon. Nous on était restés comme quinze ou vingt ronds de flan. Non pas qu’on flanchait - faut pas déconner - mais ça nous faisait quand même étrange. Certains disaient.
- Alors, c’est plus comme quand on allait bouffer chez lui, le dimanche midi ? On va plus le revoir, là. C’est fini ?
D’autres répondaient.
- Il était déjà mort, pour moi ! Et il n’avait pas mis longtemps !
Je sais pas trop s’ils étaient tristes ou en colère, les gars. C’était bizarre, en tout cas ça avait sacrément gâché notre petite soirée.
Des officiers s’étaient dépêchés d’arriver, car c’était l’époque de la police de proximité et qu’ils faisaient des rondes dans le quartier. Alors on était tout de suite parti, parce que Raymonde avait du cannabis et qu’Yvette avait déjà connu les geôles.
En me retournant vers son bar, j’ai cru apercevoir Joseph, dansant une dernière fois sur son comptoir, ombre virevoltant entre les flics, se dispersant de lustres en lustres. Mais c’était bel et bien fini. Et dès le lendemain, le rideau de fer était tiré sur ses derniers éclats de verre.
Dans mes souvenirs, c’est là qu’on s’était senti le plus con, un bref après midi sous un soleil plombé. Comme on venait tous les jours à la même heure, il était logique que l’on soit encore là, le lendemain.
C’était le seul bar du quartier ouvert le samedi et on avait tous très soif, alors il avait fallu s’organiser. Comme j’habitais juste au-dessus, donc moi qui était remonté chercher des chaises et des tabourets. Pendant ce temps là, Sylvianne était descendue jusqu’à l’épicerie, pour acheter des packs de Grim. Elle avait aussi prit un décapsuleur, car elle avait fait l’armée et qu’à l’époque on l’avait affectée à la logistique.
On avait l’air de trois vieilles folles et les copains s’étaient peu à peu enfuis vers le canal, ou ce qu’il en restait, pour se mettre à l’abri, des voisins, de nos conneries et des flics.
Nos petits corps frêles, sans ascenseurs qui sonnent, avaient alors commencé à s’enfiler les Grim comme ils recevaient les mecs dans les années soixante. On était allé de mieux en mieux, jusqu’au coup de boutoir de seize heures.
Il était arrivé comme ça, pile à l’heure pile, comme si de rien n’avait été, comme s’il avait eut rendez-vous avec un mec absent. Il portait un costard noir-connard et une petite mallette en cuir peau-de-vache. A haute température et ne crachant jamais dans la cannette, Sylvianne avait osé tenter sa chance.
- Salut mon mignon !
Le mignon avait incliné sa tête en répondant.
- Mesdames.
S’il portait un chapeau, je crois bien qu’il l’aurait enlevé.
Aveugle ou buté, l’homme s’était ensuite dirigé droit sur la grille. Arrivé à dix centimètres, il s’était immobilisé, l’avait fixé quelques instant - sans doute pour enfin comprendre que le bar était fermé - puis s’en était finalement retourné.
La continuité narrative aurait voulu que ce monsieur se remette à marcher, mais non. Il avait juste ouvert sa mallette, en avait tiré un petit panneau jaune, et l’avait fixé en se servant des lames micro-perforées tendues devant les fenêtres.
Puis à nouveau et sans lever le chapeau qu’il ne possédait pas, il s’était adressé à nous, toujours sur le même ton, et nous avait répété.
- Mesdames.
Et il était parti, aussi vite que le bar de feu Joseph notre ami était à présent à vendre.
Dans la rue qui se cogne au canal, on s’était tout de suite moins marré. On zigzaguait un peu entre les passants, parfois on leur rentrait dedans, mais on ne répondait jamais aux rares d’entre eux qui nous souriaient. On ne pensait qu’à la mort du patron et à la fermeture de son bar. On n’en parlait pas, car les bouches n’avaient plus la marge de manœuvre suffisante. On se contentait de se jeter des regards étranges, étrangers.
Demain il faudrait tout recommencer, nouveau comptoir, nouvelle marque de bière, nouveaux camarades de jeu, mais plus aucune envie de jouer. Les gens étaient l’âme du lieu. Mais que pourrait encore cette âme, sans un corps pour l’abriter ?
Sur le canal, avec sa rue dans la gueule, les gars ne nous avaient pas fait défaut. Tous n’avaient pas été très contents de nous voir débarquer sur nos bicyclettes, mais le chef de meute, lui, l’avait tout à fait été.
Dédé était un grand baraqué. Pour le prouver, il n’était pas rare qu’il nous porte toutes les trois sur son dos. Il disait que ça lui rappelait ses origines indiennes et quand il en rajoutait avec ses petits cris itératifs, notre enfilade faisait vachement totem.
Après qu’on ait tout déballé, sans rien dégobiller, c’est lui qui avait prit la parole en premier.
- C’est ce petit salopard de fils à Joe, pardon, de feu Joseph notre ami. A peine son papa parti, qu’il pense déjà au moyen de récupérer le magot. Si on le croise il nous dira qu’il vend pour payer les frais. Il finira même par nous invoquer une vague histoire d’obsèques. Mais on ne va pas se laisser baiser. Ca non, on ne va pas se laisser baiser.
Puis Dédé s’était immensément relevé, dévoilant légèrement le micro morceau de la Harley contre laquelle il était adossé. A côté, les gars avaient continué à fumer leurs Heineken en silence. Ca ne mouftait pas. On devinait sans mal que tous le suivraient.
Nous aussi, on avait été d’accord. Les années soixante étaient loin derrière et malgré nos vingt-deux Grim, la sécheresse était telle que l’on ne pouvait plus se permettre ce genre d’écarts sexuels.
Le lendemain devait être un dimanche et c’est ce jour là que nous avions prévu de nous réunir pour fêter le cinquantième anniversaire de feu Joseph notre ami. Au lieu de ça, nous nous recueillerions devant les grilles et nous militerions pour leur disparition, haut les pancartes et qu’importe les conséquences.
Puisque tout avait été réglé rapidement, Dédé avait pu refaire le totem avec nous, sur le dos de sa Harley et les autres gars s’en étaient retournés à leurs bières.
Un peu avant midi, rendez-vous avait été donné sur la Grand-Place. Aux premiers arrivants, le soleil avait tabassé la peau à coup de cancers en préparation ; on n’aurait pas pu avoir de plus mauvaise idée quant au début des opérations.
Josette, qui ne supportait pas celle d’arriver en retard, avait dormi là, dans un tipi Quechua, payé deux cent quarante-neuf francs chez Décathlon. Tout autour, ça sentait la poudre et la résine. Depuis l’aube, elle avait élaboré nos bannières.
En nous apercevant, il ne lui avait pas fallu deux secondes pour replier son échoppe mobile. Elle était toujours prête, armée comme en quarante. Notre doyenne avait connu les allemands et serait à tout jamais prompte et vaillante lorsqu’il s’agirait de vaquer à nos occupations.
Vers midi et quart, lorsque aurait du sonner l’heure de l’apéro, tous étaient arrivés peu à peu, d’abord par petits paquets, puis par masses gigantesques de cinq ou six hommes. Au bout du compte une quarantaine de personnes s’étaient réunies, parmi lesquelles un bon tiers de greffons en badauds.
C’est aussi l’heure qu’avait choisit Dédé, qui dans un vent frais d’harmonica, avait fait déraper sa Harley dans le sable voisin. Arrivé, le corps rougeoyant de colère et de vin, vêtu d’un simple short et d’un bandana, il avait prit la parole immédiatement.
- Mes amis…
Ivre d’enthousiasme face à nos regards luisants, il s’était très vite interrompu pour nous observer. Il admirait notre détermination et nous souriait à présent sans pouvoir prononcer le moindre mot. Finalement et puisque aucun discours ne lui avait plus semblé nécessaire, il avait préféré abréger.
- C’est l’heure…
Sa tête s’était alors penchée et son corps avait suivi dans un mouvement continu. Nous avions été si honorés de voir notre chef danser ainsi que nous l’avions porté, triomphant, le long du cortège en route.
Parvenus à hauteur de notre bar, l’Oyashio, nous nous étions arrêtés, avions brandit des figures en carton représentant la sale face de notre simulacre prépubère d’après les boutons, et avions entonné nos chants.
- Kévin, enculé, tu vas nous rendre les clefs ! Kévin, enculé, tu vas nous rendre les clefs !
Trois sauts d’eau et un tabouret de bar plus tard, alors que les fusils photographiques de France 3 Ile-de-France avaient entamé leur débarquement, la police de proximité était revenue nous chercher des noises. Cette fois-ci, elle avait cependant comprit que nous ne céderions pas si facilement, et un périmètre de sécurité avait simplement été installé pour entraver la propagation de nos colères. Sans cette intervention, il était évident que la rue toute entière aurait dévoré tout vivant le fils de feu Joseph notre ami.
A ce point de tension optimal, tout aurait alors pu se produire. Les plus jeunes de nos filles avaient imaginé que Dédé, dans un ultime sursaut de haine, allait sans doute venir se briser contre les vitres, se répandant en d’éparses et multiples coups de machette. Les hommes avaient également caressé ce doux rêve puis l’avaient prolongé, s’imaginant prendre sa suite afin de commettre l’effraction suprême et d’emporter avec eux les fûts entamés l’avant-veille. Quant à Sylvianne, Josette, Raymonde, Yvette et moi-même, nous avions demeuré interdites, vaincues de tant de vieillesse face à ce soudain retour aux pavés.
Car un pavé venait bel et bien d’être lancé, par feu Joseph notre ami, qui avait brisé son second carreau en l’espace de trois journées. Tout le monde s’était retourné. Le silence provoqué par le fracas lui avait tendu un micro dans lequel il hurla.
- C’est quoi ces conneries !? On peut pas fermer tranquille !?
Là, personne n’avait su quoi répondre. Même Dédé, malgré sa tempe encore marquée, n’avait plus du tout eut envie de riposter.
S’en prendre à un mec aussi respecté dans le quartier, pour une banale histoire de prénom et alors qu’il n’avait ouvert son bar que depuis trois petits mois, ça avait été un véritable suicide social pour Joseph. Mais sa disparition avait constitué un tel manque que tous étaient maintenant heureux de le revoir.
Par la suite, on lui avait posé des questions sur la vente de son bar et il avait évoqué un simple coup de sang. Le soir même on fêtait son anniversaire, pépères.
C’est à peu près à ce moment là qu’on a pu officialiser pour de bon son arrivée dans le quartier. Ca avait prit un peu plus de temps pour son mouflet, mais ça aussi ça avait finit par s’arranger.
A l’Oyashio, tout finit toujours par s’arranger. Parfois on paye ses Grim avec un peu de retard, mais l’important c’est qu’on laisse toujours un pourboire.
A notre ami Philippe Jaenada, tout vivant qu’il est.